L’EXPÉRIENCE
L’expérience, tout d’abord, est singulière[1] et donc personnelle, elle est une mise à l’épreuve par la perception sensible – c’est-à-dire par l’entremise des sens du sujet conscient. C’est donc par son vécu, par le fait, par l’acte de la perception, que le sujet a l’expérience d’une chose, que la personne seule prend conscience d’un objet ou d’une situation donnée à sa perception et dont il tire sa source de connaissance ; le sujet retient alors plus ou moins à l’esprit des leçons, des enseignements qu’il intègre à sa mémoire-habitude[2]. S’en suit alors le processus par lequel l’esprit raisonne à partir des données de l’expérience et, par induction, forme des idées qui, de la cause à l’effet et inversement, construisent des principes[3], établissent des lois. Mais se pose alors un problème : Qui, de la raison ou de l’expérience, est à l’origine de la connaissance ? Enjeux importants, parce qu’en dépend tout l’intérêt de la connaissance et de la science ; car, si la raison, et la connaissance avec elle, est le produit de l’expérience seule, comment croire et prétendre alors à l’universalité des savoirs ?
- Or donc, deux écoles s’opposent sur le sujet : d’un côté, il y a les anglo-saxons avec, par exemple, Locke ou Hume, qui considèrent que la connaissance vient entièrement de l’expérience et, de l’autre, les continentaux comme Descartes (1596-1650), pour qui toute connaissance vient de principes a priori, innés, et pouvant être logiquement formulés. Les défenseurs de l’empirisme qui remettent en cause l’innéisme[4], contre les rationalistes qui, eux, considèrent que la connaissance est issue de la raison universelle de laquelle tout homme détient la faculté de connaître ; pour Descartes (comme pour Platon), l’on ne peut se fier au sens, trompeurs, ne donnant qu’une appréciation confuse de la Vérité.
- L’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances[5]. Il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens dit Locke (1632-1704). S’attaquant à la thèse de l’innéisme, le philosophe revendique la tabula rasa – table rase, en latin –, le fait qu’il n’y ait rien à l’origine, d’idée innée dans l’esprit. Pour le père de l’empirisme, il faut supposer qu’au commencement l’âme (...) est une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? (...) À cela je réponds, de l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine[6]. Qui plus est, John Locke considère alors qu’il est risqué et dogmatique d’affirmer qu’il y aurait des principes innés et, qu’ainsi, ce serait dommageable pour l’homme, en lui retirant son autonomie et en le forçant à croire et à admettre sur parole sans autre examen.
- Par l’expérience trompeuse et l’exemple du morceau de cire, Descartes cherche à démontrer, par la mise à l’épreuve du lecteur, que l’erreur vient des sens et de l’interprétation qui s’en suit ; que la conception qui se réalise par l’esprit ne vient pas de l’observation des sens et, selon le cas, de la vue, de l’odorat ou du toucher, mais bien plutôt qu’elle est établie par l’entendement, c’est-à-dire par l’esprit qui raisonne et qui, dès l’abord connaît la forme par l’idée même de bougie et de cire ! Ainsi, dans les Méditations métaphysiques, Descartes établie l’identité de la res cogitans, la chose ou la substance pensante – c’est-à-dire l’esprit –, par celle, toujours seconde, de la connaissance perceptive et de l’observation du morceau de cire qui, chauffé, change tout en gardant sa nature grâce à l’idée que l’esprit en a et, a priori ; ainsi c’est l’esprit et lui seul, qui identifie l’objet malgré ses changements.
Ainsi, seuls les faits et l’expérience sont source de connaissance pour les empiristes ; et, pour Hume, l’esprit ne contient que des perceptions, qu’il dresse soit au rang des impressions et toutes les sensations, passions et émotions[7], soit à celui des idées et des faibles images parce que de vivacité moindre selon lui. Nulle idée innée ne peut constituer le fondement de la science pour le philosophe écossais, et l’esprit est limité à la seule association des idées issues de l’expérience, en s’aidant de la mémoire alliée à l’imagination pour les combiner entre-elles. Mais, pour Koyré[8], la méthode scientifique repose sur la primauté de la raison ; car en effet, pour lui la manière dont Galilée conçoit une méthode scientifique implique une prédominance de la raison sur la simple expérience (...) la primauté de la théorie sur les faits. Enfin, la solution à notre problème ne pourrait-il se trouver dans le criticisme kantien : La connaissance étant alors produite par l’association expérience-raison ?
Alors, suffit-il de voir – de sentir, d’entendre, de toucher, ou de goûter – pour savoir ?
Source : pour aller plus loin : en lien avec la notion de VÉRITÉ
[1] C’est-à-dire, que l’expérience est unique, et indépendante des autres informations perçues par le sujet et ou par autrui.
[2] Pour Bergson, la mémoire-habitude se différencie de la mémoire-souvenir, en ce qu’elle est l’acquisition volontaire (par l’expérience).
[3] Le principe se définit par ce qui est au commencement, le fondement de toute chose en l’esprit. Il s’oppose à la conséquence.
[4] Doctrine reconnaissant le caractère inné des idées (donc naturellement) chez l'homme, qui s’oppose donc à l’empirisme qui fonde les idées sur l’expérience.
[5] John Locke, Essai sur l’entendement humain.
[6] Essai sur l’entendement humain, Livre II.1.
[7] Enquête sur l’entendement humain.
[8] Les origines de la science moderne