Qu’est-ce que le langage ? L’histoire a-t-elle un sens ? Et en quoi langage et histoire intéressent-ils la philosophie ? Ainsi, tout d’abord, pour quelle raison au juste étudier et connaître l’histoire ? Est-elle une science ? A-t-elle un sens ? En quel cas, peut-on en tirer quelqu’enseignement et, surtout, à quelles fins ? Et pour autant que l’homme connaisse son histoire, en devient-il plus sage ? Autrement dit, l’histoire peut-elle aider l’homme à vivre ? Après s’être pour ainsi dire assuré quant au bien fondé historique, encore faudra-t-il s’enquérir de son sens (universel), de sa valeur et de sa portée, afin de chercher à savoir si l’histoire a bien une raison d’être ce qu’elle est, afin de parvenir à déterminer si l’histoire donne ou suit une orientation particulière, une certaine logique, voire un plan caché. Par suite, le langage ne peut-il trahir le fait historique ? Autrement dit, l’histoire peut-elle toujours s’exprimer et être relatée par le seul langage sans rien omettre d’essentiel pour l’entendement et la meilleure compréhension des hommes ? Ainsi, à l’instar du religieux, de la science ou des relations humaines en général, ne peut-on reconnaître que nombre d’erreurs, de mésinterprétations des faits et de l’histoire en général, ont été et sont encore faites ? Est-ce à dire qu’il faudrait taire ce dont l’on ne peut ou ne doit parler ? Voire, si l’histoire ne permet pas un progrès significatif, ne pas en parler ou modifier ladite histoire ? Mais en ce cas, cela ne présenterait-il pas quelque risque et, qu’entre signifiant et signifié, il n’y ait pas réellement concordance ?
- Pour Aristote (384-322 av. J.-C.), tout comme le poète, l’historien permet à l’homme de comprendre qui il est mais, pour lui, quand la poésie raconte les évènements davantage dans leur généralité ; l’histoire (elle, raconte), les évènements dans leur particularité[1]. Ainsi, à l’instar de cette comparaison, il est vrai que l’histoire peut ne pas considérer le tout de l’humanité, autrement dit, ne pas concerner tous les hommes en même temps et sur la totalité du monde. Ceci dit, avec Ricœur (1913-2005), l’histoire est aussi à différencier de la mémoire individuelle et, dans une épistémologie de la connaissance historique, à un devoir de ne pas oublier[2], et donc de fiabilité de la mémoire parce qu’elle s’adresse à tous les hommes. Pour autant, le souvenir suffit-il (à lui seul) ? Pour Hegel (1770-1831), l’histoire doit se différencier de la philosophie. Quand la 1re ne s’intéresse qu’à la véracité des faits dans leur contexte historique, la philosophie, elle, est tournée davantage vers leur sens, leur vérité essentielle. Par exemple, elle considère la vérité des camps opposés, des belligérants, pour en dégager le sens et la portée selon une certaine logique ou une certaine raison ; la philosophie de l’histoire cherchera donc vers quoi tend l’histoire, si elle suit une direction. Ainsi, l’histoire ne s’occupe pas de savoir si tel ou tel autre fait historique est moral, juste et vertueux, etc., mais bien plutôt si l’histoire est authentique, et si les actions humaines relatées se sont effectivement déroulées dans les modalités données (lieu, époque, événement). Et c’est alors du ressort de la philosophie à laquelle il revient d’en tirer les enseignements philosophiques et donc idéels, spéculatifs et critiques potentiels : L’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. Pour Hegel l’histoire suit donc un progrès et, étape après étape, conduisant vers des évolutions humaines : c’est la ruse de l’histoire dans la raison universelle. Et Kant (1724-1804) n’y verra pas une histoire ordonnée mais une idée de la raison selon un plan de la nature[3], et donc un concept rationnel selon un progrès déterminé par la nature seule.
- Aucune réalité plus que l’histoire n’est essentielle pour la conscience que l’homme prend de lui-même[4], dit Jaspers (1883-1969), quand son contemporain, Wittgenstein (1889-1951), de rajouter ce dont on ne peut parler, il faut le taire[5] : ainsi, de cette première affirmation « jasperienne » l’on peut retenir l’idée de causalité dans l’histoire, c’est-à-dire dans le sens de son principe par lesquels les phénomènes historiques sont rattachés à la condition humaine, autrement dit les faits historiques sont donnés comme le moyen, la cause conditionnant le devenir de l’homme. Mais encore faut-il, d’après la seconde assertion de Wittgenstein, prendre en considération son idée de finalité, selon laquelle il faille préférer faire le silence autour de quelque chose qui n’aurait pas quelque intérêt probant, et de tendre alors vers un certain objectif conscient. Ainsi le langage, y compris celui de l’histoire, ne peut pas tout décrire car ce premier comporte parfois ses propres limites, et le choix de faire silence peut être parfois préférable. Comment parvenir à un accord qui soit suffisamment sûr, entre le réel et son interprétation ? En somme entre les faits historiques et les mots de l’histoire, comment s’assurer de la véracité du récit historique, tout en acceptant sans condition la manière de le dire ?
L’homme devrait se souvenir du passé, afin d’appréhender le présent, pour mieux envisager son avenir. Mais, pour qu’ils aient une histoire qui soit commune à tous, ne leur faut-il pas un langage commun ? Comme souvent, la réponse semble être implicite. Mais si le langage se définit par la faculté d'exprimer une pensée pour communiquer et échanger, la définition de l’histoire est plus délicate à circonscrire. En effet, selon qu’il s’agisse de faits historiques passés, en cours ou à-venir, ou de la connaissance historique à proprement parler, l’histoire est soit évolution, soit récit. Mais alors, peut-on affirmer l’idée selon laquelle l’histoire serait universelle ? Rien n’est moins sûr...
Anthologie de textes...
De la connaissance de l’histoire, on croit pouvoir tirer un enseignement moral et c’est souvent en vue d’un tel bénéfice que le travail historique a été entrepris. S’il est vrai que les bons exemples élèvent l’âme, en particulier celle de la jeunesse, et devraient être utilisés pour l’éducation morale des enfants, les destinées des peuples et des États, leurs intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine que celui de la morale... L’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent ; il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité.
HEGEL, La raison dans l'histoire
Considérons les hommes tendant à réaliser leurs aspirations : ils ne suivent pas simplement leurs instincts comme les animaux ; ils n'agissent pas non plus cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé dans ses grandes lignes. Aussi une histoire ordonnée (comme par exemple celle des abeilles ou des castors) ne semble pas possible en ce qui les concerne. On ne peut se défendre d'une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité. Le philosophe ne peut tirer de là aucune autre indication que la suivante : puisqu'il lui est impossible de présupposer dans l'ensemble chez les hommes et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature : ceci rendrait du moins possible, à propos de créatures qui se conduisent sans suivre de plan personnel, une histoire conforme à un plan déterminé de la nature.
KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
Et voilà de quoi ébranler sans doute une autre doctrine, si souvent enseignée naguère. “L’historien ne saurait choisir les faits. Choisir ? de quel droit ? au nom de quel principe ? Choisir, la négation de l’œuvre scientifique...” Mais toute l’histoire est choix. Elle l’est, du fait même du hasard qui a détruit ici, et là sauvegardé les vestiges du passé. Elle l’est du fait de l’homme : dès que les documents abondent, il abrège, simplifie, met l’accent sur ceci, passe l’éponge sur cela. Elle l’est du fait, surtout, que l’historien crée ses matériaux ou, si l’on veut, les recrée : l’historien, qui ne va pas rôdant au hasard à travers le passé, comme un chiffonnier en quête de trouvailles, mais part avec, en tête, un dessein précis, un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. Dire : “ce n’est point attitude scientifique”, n’est-ce pas montrer, simplement, que de la science, de ses conditions et de ses méthodes, on ne sait pas grand-chose ? L’histologiste mettant l’œil à l’oculaire de son microscope, saisirait-il donc d’une prise immédiate des faits bruts ? L’essentiel de son travail consiste à créer, pour ainsi dire, les objets de son observation, à l’aide de techniques souvent fort compliquées. Et puis, ces objets acquis, à “lire” ses coupes et ses préparations. Tâche singulièrement ardue; car décrire ce qu’on voit, passe encore; voir ce qu’il faut décrire, voilà le plus difficile. [...] L’invention doit être partout pour que rien ne soit perdu du labeur humain. Élaborer un fait, c’est construire. Si l’on veut, c’est à une question fournir une réponse. Et s’il n’y a pas de question, il n’y a que du néant.
FEBVRE, Combats pour l'histoire
L'oubli n'est pas simplement une vis inertiae1, comme le croient les esprits superficiels, mais plutôt une faculté de rétention active, positive au sens le plus rigoureux, à laquelle il faut attribuer le fait que tout ce que nous vivons, éprouvons, ce que nous absorbons, accède aussi peu à la conscience dans l'état de digestion (on pourrait l’appeler « absorption spirituelle ») que tout le processus infiniment complexe, selon lequel se déroule notre alimentation physique, ce qu'on appelle l’« assimilation ». Fermer de temps à autre les portes et les fenêtres de la conscience ; rester indemne du bruit et du conflit auxquels se livre, dans leur jeu réciproque, le monde souterrain des organes à notre service ; faire un peu silence, ménager une tabula rasa de la conscience, de façon à redonner de la place au nouveau, surtout aux fonctions et fonctionnaires les plus nobles, au gouvernement, à la prévoyance, à la prédiction (car notre organisme est organisé d'une manière oligarchique), voilà l'utilité de ce que j'ai appelé l'oubli actif, qui, pour ainsi dire, garde l'entrée, maintient l'ordre psychique, la paix, l'étiquette : ce qui permet incontinent d'apercevoir dans quelle mesure, sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d'espérance, de fierté, de présent. L'homme chez qui cet appareil de rétention est endommagé et se bloque est comparable à un dyspeptique (et ce n'est pas qu'une comparaison) - il n'en a jamais « fini ».
1 Autrement dit, un principe d'inertie
NIETZSCHE, La généalogie de la morale
[1] Aristote, in Poétique, traduction P. Pellegrin, chap.9, 1451 a-b, p. 2771.
[2] Ricœur, in Histoire et Vérité : ici et à partir de trois types de mémoire (la mémoire empêchée, manipulée, et obligée), il s’agit de la mémoire obligée.
[3] In idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Kant pense que l’homme est déterminé par une volonté extérieure.
[4] Au chapitre IX de son Introduction à la philosophie.
[5] In Tractatus logico-philosophicus, ou Traité de logique et de philosophie.