Préface d'Amexour : L'explication qui suit a reçu la note de "20/20" aux examens de Licence (L3), ce qui, en soi, se passe de tout commentaire. Bonne lecture.
" Dans la quatrième partie du livre un du Traité de la Nature Humaine, Hume, suivant la logique empirique qui est la sienne, déconstruit l'édifice métaphysique traditionnel de la philosophie. En effet, prenant les perceptions de l'esprit pour données premières, Hume a bâti dans les parties précédentes un système où l'imagination, en tant qu'elle est le lieu des perceptions et qu'en elle les perceptions sont reliées suivant des liaisons naturelles induites par le contenu même des perceptions ou par l'expérience de leur répétition, est le ciment de l'univers, le lieu où la nature prend forme. Après avoir montré, dans les premières sections de la quatrième partie, que la croyance en l'existence d'un monde extérieur, indépendant de nos perceptions, est une fiction de l'imagination dont le but est de rendre la nature vivable, et que l'identité que nous conférons aux objets est construite sur la ressemblance des perceptions à des intervalles de temps différents, construction qui s'élabore à l'intérieur de l'esprit, Hume, dans la sixième section, étudie ce que nous entendons par cet esprit, a-t-il une existence propre ou est-il lui aussi une fiction de notre imagination ?
Dans le texte qui nous intéresse, Hume commence par exposer les thèses de la métaphysique de son temps, il reconstruit les arguments qui, depuis Descartes, ont fait pencher la balance en faveur de l'existence du moi, d'une identité personnelle indépendante : le « je pense, je suis » par l'évidence même de son intuition intellectuelle ne nous affirme-t-il pas l'existence du moi ? Les passions et les sensations en tant qu'elles affectent un sujet, ne sont-elles pas la gageure même de l'existence de ce sujet ? Mais, rétorque Hume dans le deuxième paragraphe, si nous pouvons avoir une idée du moi, c'est qu'un impression doit l'engendrer. Or quelle impression peut engendrer cette idée ? Aucune, car une telle impression devrait demeurer identique toute notre vie. Hume en conclut donc que l'idée du moi n'existe pas. Mais si une telle idée ne peut être dérivée d'aucune expérience, quel rapport y a-t-il entre le moi et les différentes perceptions particulières ? C'est à cette question que répond le troisième paragraphe.
Ainsi Hume commence par exposer les arguments en faveur de l'existence du moi. Ces arguments soutenus par « certains philosophes » sont ceux de Descartes et à sa suite de Locke, Malebranche ou Berkeley. En effet, pour Descartes le cogito est une intuition intellectuelle, une évidence de la pensée. Ainsi à l'issue de la deuxième des Méditations Métaphysiques, après avoir soumis nos sens et toute notre connaissance à l'épreuve du doute métaphysique - doute radical qui aboutit à une remise en question totale – Descartes découvre la seule chose dont on peut être certain, que le sujet qui pense existe. L'existence du moi apparaît comme une saisie par la pensée une fois vidée de tout contenu objectif. La subjectivité est l'acte de la pensée pure se saisissant ellemême. C'est cette démarche de saisie que décrit Hume quand il dit que, pour ces philosophes, nous sommes certains de l'identité du moi « plus que par l'évidence du moi ». A la suite de Descartes, Locke et Malebranche vont mettre en relief l'interpénétration de l'âme et du corps et la relation entre l'idée et la sensation. Pour ces deux philosophes il reste quelque chose de l'ordre de la sensation qui s'imprime dans l'idée. L'esprit est donc mis en relation avec la sensation, cette sensation rend la conscience de l'existence du moi « plus intense » en tant qu'elle confronte, qu'elle délimite, un intérieur et un extérieur. Le moi est la conscience de cette intériorité vis-à-vis de l'extériorité dont nous informe la sensation. C'est pourquoi les sensations renforcent la conscience du moi. Il en est de même des passions qui, en tant qu'elles affectent l'âme, la soumette à la douleur ou au plaisir, or qui souffre ou qui est heureux en cette occasion si ce n'est moi ? Moi souffrant ou moi heureux, la passion me renvoie à mon existence, elle m'informe que j'existe comme une identité indépendante. Pour Berkeley la situation est légèrement différente puisque, pour lui, n'existe que ce qui est perçu par l'esprit ; mais l'esprit qui perçoit en tant qu'il perçoit la substance divine infinie se perçoit percevant et s'assure de son existence en tant que moi, que pôle subjectif de la perception. La dernière phrase du paragraphe peut retenir notre attention en ce qu 'elle semble une attaque de Hume contre l'usage du scepticisme dans le doute métaphysique de Descartes. En effet, la déconstruction de nos sensations et de notre connaissance par Descartes, évinçant tout ce qui pourrait être une donnée première, irréductible sur laquelle reconstruire la connaissance, en arrive à une « évidence » dont on ne peut fournir aucune preuve. Il y a comme une pétition de principe qui, partant de la remise en question de tout nous fait aboutir à une évidence indémontrable autrement que par une intuition intellectuelle, évidence qui, si elle est écartée, ne nous assure plus de rien. Il y a comme un cercle vicieux dans le doute métaphysique, cercle vicieux qui est évité dans le scepticisme empirique de Hume puisqu'il a pour point de départ un donné, la perception de l'esprit, l'impression première.
Ainsi Hume a-t-il commencé par argumenter la position des tenants d'une existence du moi. Cette position a pour point de départ le cogito cartésien qui est l'aboutissement du doute métaphysique. Or cette utilisation du doute, de la remise en question sceptique semble contenir une contradiction interne en ce que pour arrêter de douter nous butons sur une évidence indémontrable qui si nous en doutons ébranle complètement toutes nos connaissances. Pour répondre à cette argumentation, Hume va repartir du doute empirique qui est le sien et va poser la question de savoir à quelle impression se réfère l'idée du moi, ce qui est l'objet du deuxième paragraphe.
En effet ce qui est premier pour Hume, la seule chose dont on puisse être assuré, ce sont nos impressions. Tout ce qui est dans l'esprit est perception, et les perceptions se distinguent en impressions – impressions de sensation ou impressions de réflexion – et en idées qui sont des copies, des images atténuées de nos impressions. Ainsi si nous avons une idée « claire et intelligible », c'est-à-dire une idée simple du moi, il faut que cette idée se réfère, soit la copie d'une impression qui la fasse naître en notre esprit. Or qu'est-ce que le moi, tel que nous l'avons vu dans le premier paragraphe ? Le moi est, se place, comme intériorité face à l'extériorité dont nous informe nos sensations ou nos passions, il est le support de nos pensées. Le moi est ce qui reste identique, invariable tout au long de notre existence face à la diversité des sensations, des passions, des idées ; il est un réceptacle, « une table rase » dirait Locke. Pour qu'une idée du moi soit réelle, existe il faut donc qu'une impression en nous ait les qualités de durée et d'invariabilité. Or le propre des impressions c'est d'être sans durée, constamment changeantes et variables. En effet, les impressions étant impressions de l'esprit, il suffit que je tourne les yeux ou que la lumière change pour que mes impressions changent. Les passions elles-mêmes, qui sont des impressions de réflexion, c'est-à-dire qu'elles naissent d'idées, sont changeantes, elles changent à un rythme différent mais elles changent tout comme les impressions de sensation. Il n'y a donc aucune impression d'où une idée stable et constante comme l'est l'idée de moi puisse être dérivée. L'idée de moi, en tant qu'idée simple qui puisse être dérivée d'une impression, n'existe pas en tant que telle. Ainsi Hume, s'opposant au doute métaphysique avec la méthode empirique qui prend pour point d'appui les perceptions de l'esprit, vient de démontrer que l'idée de moi ne peut pas exister en ce qu'elle ne dérive d'aucune impression, mieux elle a des qualités, constance et invariabilité, qui sont incompatibles avec les impressions. Mais si une telle idée n'existe pas d'où provient cette construction irréelle que nous appelons moi ?
Pour répondre à cette question, Hume va retravailler le rapport entre les perceptions et ce que nous appelons le moi. C'est l'objet du troisième paragraphe de notre texte. Hume commence par définir le statut des perceptions. En effet les perceptions, en tant qu'elles sont les expériences « minima » au-delà desquelles on ne peut pas remonter, sont à chaque fois uniques. Le temps et l'espace étant des idées abstraites, issues de la mise en relation de nos perceptions : les perceptions se situent, pour Hume, hors du temps, hors de l'espace. Il n'y a pas de condition a priori de l'expérience comme chez Kant, en cela chaque perception nouvelle est une expérience nouvelle, étant hors du temps, la perception est instantanée. Chaque perception est donc autonome, indépendante des autres. Toutes les relations que nous pouvons voir entre les perceptions sont des relations construites a posteriori dans notre imagination, un a posteriori instantané si l'on veut car si rapides, si naturelles que nous n'en avons pour ainsi dire pas conscience. Les idées s'appellent les unes les autres constituant par là-même l'esprit comme réseau de relations entre les perceptions. On le voit bien les perceptions sont uniques dans le sens où elles sont toutes, à chaque fois, différentes. Par l'analyse philosophique qui nous fait régresser en-deçà du système de relations que ces perceptions établissent entre elles, nous pouvons les considérer séparément. Les perceptions existent séparément, en et pour elles-mêmes, il n'y a rien dont elles n'aient besoin pour soutenir leur être. Il y a, chez Hume, pour employer des termes modernes, une ontologie de la perception, l'être est ce qui est perçu, mieux cet être c'est cette perception. La perception particulière se soutenant elle-même dans l'être, le moi ne peut plus être ce à quoi se réfère la sensation ou la passion. Il n'est même pas une idée réelle. Qu'est-ce donc alors que le moi ? Quelles relations les perceptions entretiennent-elles avec lui ? Hume répond à cette question en expliquant que la seule chose que je trouve en moi c'est une perception particulière, qu'elle soit une impression de sensation comme le chaud ou le froid, la lumière ou l'ombre, une impression de réflexion comme l'amour ou la haine, la douleur ou le plaisir. Il n'y a rien d'autre que la perception, mieux nous dit Hume, lorsque je n'ai plus de perceptions, je n'ai plus conscience de moi. Hume renverse ici l'argument des « métaphysiciens » selon lequel c'est en moi que s'impriment les perceptions, ici se sont les perceptions qui deviennent en quelque sorte le moi, elles soutiennent l'idée de moi. Absence de perception égal absence du moi. Les perceptions n'appartiennent pas au moi, elles le constituent, comme leur assemblage fictif, illusoire. Il n'y a, à proprement parler, pour Hume pas de moi, que des perceptions qui se rapportant les unes aux autres construisent le moi. Il n'y a au fond de conscience que des perceptions.
Ainsi Hume dans ce texte déconstruit l'idée d'un sujet substantiel. En effet, les arguments en faveur d'une res cogitans sont construits sur une évidence indémontrable dont la seule preuve de validité c'est que sans elle on ne peut plus être certain de rien. Face à cette évidence qui découle du doute métaphysique cartésien, Hume oppose un empirisme tout aussi sceptique qui repose sur un donné fondamental et non plus sur une intuition intellectuelle, donné qu'est la perception. En montrant que les impressions qui sont fugaces et variables, ne peuvent être à l'origine de l'idée du moi qui est par essence constant et invariable, il détruit la possibilité que cette idée soit une idée claire et distincte, une idée première. Pourtant, au moins dans le langage, le moi existe, c'est qu'il y a bien une connexion, aussi factice soit-elle, entre les perceptions et le moi. Les perceptions en ce qu'elles n'ont besoin de rien pour se soutenir dans l'être sont premières logiquement. Hume renverse alors la position traditionnelle et fait procéder le moi de la conscience que l'on a de nos perceptions. Ce texte a une importance majeure car il déconstruit le sujet comme existant face à l'objet. Il fait du sujet une illusion, une construction fictive." Texte signé Andreas Worch