Si en fait les phénomènes sont objectifs dans leur connaissance, peut-on parler en droit d’une « expérience, comme jurisprudentielle de la subjectivité » dans leur appropriation ? Au carrefour du « réel » et de la « vérité », de l’ « idéal » et de l’ « illusion », entre « théorie » et « pratique », les modes de représentation de la « réalité » donnent la connaissance pour objective. Par contre, méfiance et rejet perdurent autour de la subjectivité qui, elle, est de loin en loin susceptible d’être synonyme de partialité, d’illusion, voire de tromperie. Dès lors, opposer l’ « objectif » du réel à « un point de vue subjectif » comme vérité semble délicat, et pour ne pas dire contingent, quelque fois même impossible. Mais pour autant, toute connaissance est-elle totalement objective ou au contraire, peut-elle être en partie subjective ?
Quand on a besoin d’être nécessairement un sujet pour observer un « ob-jet » [« Soi-même comme un autre » pour Ricoeur], et dont nous verrons la définition, celui-ci est forcément extérieur à celui-là et vice et versa. Le résultat de l’observation ne sera donc pas totalement « objectif » puisque qu’il passe, nécessairement, par la médiation du sujet. Hormis l’aspect « critique » en découlant, de la même façon que la chose-en soi de l’objet observé est extérieure à celui qui l’observe, il est lui-même, à son tour, extérieur comme sujet. Ainsi donc, tournant autour de la connaissance, le problème ainsi posé comme donné, reste paradoxal.
Pour cette raison, il existe non pas une mais des « théories de la connaissance » au pluriel. Mais aussi des philosophies de l’esprit et de la connaissance qui sympathisent. Quand les avis sont partagés entre sceptiques et dogmatiques, empiristes et rationalistes, la connaissance est-elle objective ou subjective ? Peut-on envisager un mixte entre les deux repères philosophiques et, en ce cas, lequel peut-il être ? La contradiction chez le philosophe est redondante lorsque l’on considère l’Idée selon laquelle aucun objet ne peut exister autrement que par le sujet qui l’observe, ou se le représente. Quand le sujet est objet, quand l’objet est lui-même sujet, qu’en-est-il de l’objectivité si l’objet de la connaissance est le sujet lui-même ? Peut-il se connaître lui-même ? A-t-il une expérience de sa subjectivité ?
Dans cet imbroglio conceptuel, pour parvenir sinon à répondre « objectivement » à cette question, au moins tenter d’en délimiter les possibles, sans tomber dans une aporie ou dans un manichéisme de principe, il faut tout d’abord passer par l ‘analyse des termes en présence, que sont « expérience » et « subjectivité » et leur corrélat et antinomie éventuelle. Ensuite, et après en avoir circonscrit les contours, il nous faut délimiter leur sens. Mais encore nous faudra-t-il chercher à définir leur rôle respectif, trouver leur-s rapport-s possibles. Une fois mis en concurrence les différentes possibilités, entre « expérience subjective » et « expérience objective », voir s’il est possible enfin de trouver encore quelque médiation pouvant conduire à résoudre le problème, comme par exemple l’intersubjectivité ? Ou devrons-nous alors nous résoudre en guise de conclusion à une aporie ?
Bien que les termes « expérience » et « subjectivité » soient tombés dans le sens commun ou le vulgaire, il apparaît diverses variations ce, du fait même de leur polysémie. Selon le sens qu’on veut leur attribuer, leur représentation, leur conjecture parfois, voire les croyances et autres impressions spéculatives, et à l’aspect seulement irrécusable comme celui des sciences dites positives et exactes ou encore normatives... Avant d’en définir les termes et d’analyser les significations respectives, encore nous faut-il circonscrire, tout d’abord, la question même qui nous est posée.
En effet, il ne nous est pas demandée si « l’expérience en soi est subjective » seulement, ou s’il nous faut encore choisir entre un dualisme, et entre « objectivité » et « subjectivité » au regard de cette expérience. Non, la question qui est posée est celle de savoir si « il y-A une expérience de la subjectivité ? ». Et donc, si celle-ci [« l’expérience »] est possiblement « subjective » ? En somme, si une expérience peut être subjective ou si la subjectivité peut être expérimentalement concevable ? Non une ontologie et donc qui aurait trait à la science de « l’être » mais plutôt une accession à l’état de conscience, un « avoir », ou autrement dit une acquisition « expérimentale » de, ou par la subjectivité et le sujet lui-même. « Y a-t-il une expérience de la subjectivité ? » En d’autres termes, est-ce que le sujet peut avoir, connaître une expérience ? ou encore, par l’expérience, a-t-il accès à la connaissance ce, directement, immédiatement, et sans pour autant, peut-être, passer par la médiation objective ?
Analysons donc à présent ces termes plus avant. Pour le premier terme « expérience » tout d’abord, selon qu’il s’agisse, par exemple, de « l’expérience personnelle » et empirique, et celle du rapport plus ou moins intime qu’on a avec les choses et les objets formant un monde ; ou de « l’expérience scientifique », épistémologique, herméneutique dans sa-ses détemination-s, et ou le mot prend alors une signification différente. En somme et respectivement, quelle soit particulière ou générale, singulière ou universelle, plus ou moins aisément intelligible du plus grand nombre ou principalement sensible et restrictive dans son individuation, distinction d’un sujet à l’autre, elle-même plus ou moins déterminée, plus ou moins personnelle et extériorisée.
« L’expérience personnelle » tout d’abord est celle qui permet, parfois avec plus ou moins de réussite tant qu’à ses conséquences positives, à s ‘élever, à se transformer et à évoluer. A réussir dans quelque entreprise plus ou moins vitale, plus ou moins nécessaire, mais toujours dans la continuité et l’action. Parce que le terme même d’expérience inclus dans son sens primaire la notion dynamique. La cause engendrant le fait. L’expérience personnelle doit permettre d’éviter les accidents de la vie, par exemple, en permettant à la raison de prendre conscience des risques potentiels inhérents à la nature hostile. Ne trouve-t-on pas, déjà ici, un aperçu de ce que peut engendrer la subjectivité ?
Pour le second terme et celui de « subjectivité », comme nous l’avons vu en introduction, son sens principal reste celui de la partialité, de l’illusion voire même est synonyme de tromperie en tant que sa validité est restreinte à un esprit isolé. Il peut aussi revêtir un aspect primitif, contingent ou nécessaire mais réservé, comme préservé à dessein, pré carré de la singularité… Et quand son contraire, lui, sera «l’objectivité » et dans le sens qui est donné par Lalande [dans son ouvrage « Vocabulaire technique et critique de la philosophie »] et non celui de Kant par exemple et dans la transcendance…, comme terme opposé au premier et dont l’acception est celui d’une « validité globalisée à tous les individus, commune à tous les esprits ».
Mais qu’en est-il vraiment, d’un point de vue théorique tout d’abord ?
Pour la-les « théorie-s de la connaissance et de la philosophie de l’esprit » ce, corrélativement à « l’expérience » et aux sciences humaines, à la sociologie, à l’histoire, etc…, le « subjectif » pour le vulgaire est perçu comme « négligeable » ; comme la partie d’un tout qui ne peut être, par conséquent que sous-estimé au regard de la totalité ou de l’ensemble des objets de la recherche, et des phénomènes observés qui sont analysés, répertoriés et comparés. Comme par exemple les « faits sociaux » en sociologie, ou les « événements » pour l’histoire, ou les dates, les lieux et les différents acteurs sont sociologiques ou historiques. [Cela même s’il en va autrement pour d’autres sciences, comme l’anthropologie, où « l’individu » au sein du groupe est la source d’étude par excellence.]
Par comparaison, le « subjectif » est l’affaire d’un dogmatisme, voire d’une croyance qui serait par conséquent totalement hors de propos d’une connaissance qui, elle, peut être vérifiée par recoupements, scientifiquement ; dont les liaisons sont régulières et récurrentes. Dont la validité est réputée par conséquent comme rationnelle, universelle, voire mécaniste ou finaliste... Autrement dit, quelle pourrait-être une « loi, une norme ou certaines sciences » [qui part d’une théorie] qui ne soit pas holistique ou vérifiable objectivement, dont les mécanismes et les causalités ne seraient pas récurrentes dans leur détermination ? Ou qui ne serait simplement pas positivement avérée, comme exacte réellement, véritablement ? Comment alors parvenir de ce point de vue à entretenir l’idée selon laquelle on puisse re-connaître, par l’expérimentation, autrement dit sur une totalité, qu’elle quelle soit ? C’est-à-dire, une connaissance qui ne serait pas vérifiée et vérifiable par d’autres, et comme illustrant le plus grand nombre des phénomènes observés dans une « totalité ». Cette loi ou cette norme serait donc partiale, puisque particulière ou singulière, et donc plus ou moins négligeable, parce que non représentative d’une totalité, voire de la réalité positivement réaliste, universelle parce que généralement reconnue et acceptée de plein droit.
Pour illustrer le propos, William James dans ses travaux sur l’expérience, aura délimité celle-ci sur l’observation des phénomènes d’un point de vue analytique. C’est-à-dire par l’analyse des phénomènes en présence. Passant de la physiologie à la psychologie, ses conclusions auront eu pour conséquence d’influencer ceux qui, après-lui, s’intéresseront à l’explication des faits sur l’existence humaine en général. Comme Descartes qui, lui aussi, quittera la « simple » spéculation ou la « scolastique ». Après même un « scepticisme parabolique » pour les mathématiques et du fait de son aspect pratique dans l’espoir de se rendre maître de la nature, et de pallier la ressemblance entre les choses, l’habitude qu’à l’esprit de prêter aux mêmes causes les mêmes effets, etc. « L’objet des études [sous-entendu, de la connaissance] doit être de diriger l’esprit, jusqu’à le rendre capable d’énoncer des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. » dit-il dans ses « Règles pour la direction de l’esprit ». Pour autant, de Bergson à Deleuze, en passant par Weber, Russel, Bachelard, Wittgenstein ou Heidegger, Sartre, Ricoeur et Canguilhem, etc… chacun de ces penseurs à sa façon, mais qui tous auront eu à cœur de penser la vie humaine ou plus généralement le vivant comme une puissance « totalisante ». Mais aussi par l’entremise d’une subjectivité comme la partie d’un tout nécessaire. D’une causalité en somme, expliquée par exemple chez Bergson, comme étant la révélation faite par l’expérience de la « pure durée » de chaque individu. Ce qui nous amène alors à considérer plus précisément la « subjectivité », puisque nous ne pouvons convenir d’une seule acception en la seule objectivité.
Puisqu’à la lumière des études bergsoniennes, sa théorie bien que donnée sur un angle différent de la théorie sartrienne, est basée sur « l’élan vital » comme création « consciente évolutive » par l’intuition singulière. Posée ou donnée par la « philosophie de l’esprit », Hegel nous faisait lui-même connaître l’Idée selon laquelle l’esprit se développe dans son idéalité en tant que « connaissance » dans son « expérience ». Pour ces deux théories, toujours à titre d’exemple pour Bergson sur la « pure durée », de son incapacité à prouver la détermination d’une totalité sur les phénomènes psychologiques, celle-ci donnant pour définition l’aptitude de « L’esprit [pensant] » à se connaître lui-même [Idée remontant au temple de Delphes, à Socrate et à Platon et au « Connais-toi toit même]; selon Sartre par l’existentialisme et la propension à « l’intersubjectivité », nous y reviendrons... Mais si tous concèdent à l’homme la liberté pour existence commune, pour Bergson et bien que « l’homme est agit plus qu’agissant », son concept de « pure durée » est réellement la seule qui soit vécue authentiquement par lui et création vitale [les « productions » conscientes chez Hume]. Pour Sartre, elle est son « pro-jet » dans lequel l’homme se manifeste dans un « être au monde », [donc un sujet dans l’objet du monde] et il a le libre-choix par ses actions propres. Pour la phénoménologie enfin, comme « science du logos des phénomènes » rapportera, elle aussi, un esprit qui se détermine lui-même, « comme sujet pour lui-même, comme l’objet de la psychologie […] et dont l’âme éveille la conscience. Cette dernière et selon Hegel, dans « L’encyclopédie… » se pose alors comme une raison, immédiatement éveillée pour être la raison qui « A » connaissance d’elle-même [c’est-à-dire non plus ontologiquement et par « l’être », mais bien plutôt par « l’avoir » et la possession de soi] ; cette raison, par son activité (rejoint par l’idée de Sartre) se libère pour être l’objectivité, la conscience de son concept… ». La négation chez Hegel.
Ayant défini termes et contours quant au sens qui sont donnés aux mots « subjectivité et expérience » d’un point de vue théorique, entrepris de pallier les a priori du vulgaire en illustrant le propos, faisant intervenir quelques penseurs et leurs théories et concepts au passage, il nous faut à présent nous pencher sur l’aspect pratique. La connaissance n’est pas scrupuleusement l’apanage de la médiateté scientifique ou celle d’une expérience immédiate des sens, elle est aussi chez Bergson, l’expression d’une intuition et d’inférences plus ou moins logiques. Chez Hegel, selon qu’il s’agisse de vérité a priori ou a posteriori, dans une correspondance où se forment des connexions entre croyance et savoir, entre affirmation et postulat sur ce qui est donné comme vrai par le sujet lui-même et comme détermination universelle… Si comme nous l’avons vu, la subjectivité n’est pas si illusoire que cela, et l’expérience pas nécessairement et uniquement tournée vers l’objet observé, mais qu’il lui faut en passer aussi par le sujet pensant pour s’approprier les données de l’expérience, qu’en est-il vraiment d’un point de vue pratique, dans la vie courante ? Pour ne pas s’arrêter sur une conception seulement et uniquement idéaliste ou holistique, pour appuyer notre argumentaire autrement que sur la seule détermination empirique des théories et pas non plus sur un arbitraire réaliste, en plus de faire intervenir d’autres penseurs comme Locke ou Hume ou Claude Bernard, nous ferons appel à un texte remarquable d’un autre empiriste qu’est Berkeley, avec « Les trois dialogues d’Hylias et de Philonoüs » et celui de Michel Tournier « Vendredi ou les Limbes du Pacifique ».
Si l’on ne peut contester l’existence de la « matière », et celle qui compose « l’ob-jet » qui est placé devant nos sens, comme autant de possibles qui peuvent en exister dans la nature par exemple, la grande question réside surtout dans la « substance » même, et en ce qui compose l’objet lui-même et qui lui permet d’exister en-soi ; de former ainsi, au delà de nos représentation dans leur image, la chose-en soi ? Les choses et les objets de ce monde, celles qui concerne l’observateur conscient qui en tire les expériences par conséquent, en plus de la matière, possèdent-elles un « esprit », une « âme » ou une « substance » ce, quel que soit le nom qu’on leur donne ? Claude Bernard, dans « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale.» [cf. Champs Flammarion p91], parlant de la preuve et de l’observateur…nous dit que, si celui-ci « voit son idée confirmée par une expérience, il doit douter encore et demander une contre-épreuve(…). » Ceci pour rappeler que les conditions scientifiques données, comme cause d’un phénomène, même objectives ne sont pas pour autant certitude absolue.
Dans son « Traité sur les principes de la connaissance » Berkeley disait «Il est fou de la part des hommes, de mépriser les sens ; sans eux, l'esprit ne peut atteindre aucun savoir, aucune pensée. Toute méditation ou contemplation... qui seraient antérieures aux idées reçues de l'extérieur par les sens, sont d'évidentes absurdités ». Dans la même idée, Philonoüs parlant à d’Hylas : « je ne change pas les choses en idées, mais au contraire, ces idées en choses. En effet, ces objets immédiats de la perception, qui, suivant vous, ne sont que des apparences de choses, je les prends pour ces choses elles-mêmes. » Au XXème siècle Bergson dira de Claude Bernard ce, au rapport du travail de Descartes et de son « Discours de la méthode », « qu’il a commencé par faire de grandes découvertes et qu’il s’est ensuite demandé comment il fallait s’y prendre pour les faire (...)» Ce même Claude Bernard qui disait : « La méthode expérimentale ne se rapporte qu’à la recherche des vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives. » (cf. « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale » page 61 – chez Champs Flammarion).
L’homme est le seul vivant à qui l’on prête une « raison » ce, en tant qu’il a non seulement « conscience de lui-même » mais qu’il est également doué d’une-s mémoire-s active-s, qu’il possède une imagination et qu’il présente une certaine propension à l’exercice des cinq sens définis que sont l’odorat, l’ouïe, le toucher, la vue et le goût. Qu’à contrario des autres animaux, peut-être [tous les animaux présentant aujourd’hui, par la connaissance éthologique et l’étude des comportements, bien des différences entre-eux], nos connaissances viennent de l’expérience et repose sur l’expérience et qu’il se caractérise, selon Locke, par le fait que son esprit n’a aucune idée en lui [« tabula rasa », l’esprit comme une table rase se différenciant de Descartes pour qui il y aurait une certaine connaissance plus ou moins innée]. Tout comme pour Hume, impressions et sensations vont former, produire chez Hume, les « idées simples et complexes » et aboutir sur la connaissance. Les perceptions de la pensée. Mais concernant cette sensibilité est-elle immédiate ou fait-elle appel à la médiateté objective ? Peut-on vivre sans instinct et sans intellection en s’en remettant seulement à une volonté extérieure ? Et donc vivre comme dans une aliénation de principe. En résumer, peut-on « être au monde » sans savoir et sans connaissance de soi en ayant pour seul « compagnon » les objets et les choses qui eux, a priori, en sont dépourvus ? Ou plutôt, si tel est le cas, comment concevoir autrement le monde si, par exemple, nous nous retrouvions seul sur une île déserte tel Robinson [« Vendredi ou les Limbes du Pacifique » de Michel Tournier] et sans aucun autre repère ou guide que ceux de notre seul environnement naturel nous fournit ? Ne serions-nous pas, alors, comme déshumanisé et livré à un mimétisme radical, perdant notre identité humaine ; voué alors à nous transformer en une autre « chose », tel un Robinson qui se « dégrade » pour faire partie intégrante de la nature « hostile » [se plongeant dans la souille, symbolique du retour à la terre] ?
En somme, peut-on concevoir l’expérience comme indépendante des objets représentés, des choses formant monde autour du sujet pensant ?
De la simple présence des choses et de leur expérience, il existe un monde, des mondes et selon l’observateur. Pour abonder cette idée, il suffit de constater la vision d’un objet, son impression sur le sujet. Qu’à son examen, l’étendue de cet objet est alors relative à sa perception singulière. Par exemple, si deux personnes constatent l’existence par la perception d’un même objet situé à une même distance, il s’en suivra que les deux spectateurs auront une perception différente bien que l’objet, lui, restera identique en qualité et en quantité. Autre exemple. Il concerne non plus la vue et la vision d’un objet ou d’un phénomène mais celui de sa perception auditive et de l’ouïe. Celui d’un son qui émane d’un instrument de musique par exemple. Ces deux mêmes personnes vont entendre le même son et pourtant vont le percevoir comme différent. Pour le premier il sera évocateur d’un son mélodieux, lui faisant vivre un sentiment agréable et vivant ; quand l’autre, lui, n’y entendra que distorsion, cacophonie, et provoquera ennuie et lassitude. Sera-ce toujours l’objet où bien s’agira-t-il de sa représentation, qui serait alors sujet pour l’un d’émotions et de sentiments profonds, quant il ne serait que désagrément pour l’autre ? L’expérience vécue est-elle objective ou subjective ? Ne faut-il pas plutôt parler ici d’expérience sensible et par conséquent idéalement subjective ? Avant de répondre à cette dernière question, regardons plus avant un autre exemple, et celui qui concerne le troisième sens, celui de l’odorat. Lorsque nous sentons les effluves naturelles comme celles des fleurs, et comme par exemple la citronnelle. Deux personnes peuvent sentir celle-ci en considérant pour l’une une sensation agréable alors que l’autre n’aura que dégoût pour cette senteur. L’exaltation de cette plante. Est-ce l’objet qui possède à la fois les deux qualités, l’agréable et le désagréable ? Ou plutôt a-t-on affaire aux différences sensibles des deux personnes qui font l’objet de l’examen. En réalité, il apparaît évident, à la lumière de ces quelques exemples, que ce ne sont pas les objets de l’expérience qui présentent la cause sensible, mais bien les sujets, eux-mêmes, qui en sont les acteurs privilégiés. Mais avant de conclure sur ce point, prenons les deux derniers sens, le « goût » et le « toucher ». Pour cela, prenons l’exemple de Philonoüs et d’Hylas (cf. « Les trois dialogues de philonous et d’hylas »). Lorsque Hylas plonge ses deux mains dans un bac d’eau. « Ni la chaleur ni le froid ne sont dans l’eau, parce qu’une même eau paraît quelque fois chaude, à en juger par la sensation qu’elle excite dans une main, et froide, à en juger par la sensation qu’elle excite dans l’autre[…] » Ne sommes-nous pas étonnés lorsque le même fruit, sensé posséder un goût unique, donne des sensations différentes, allant du sucré à l’insipide, et selon le palais qui le déguste ?
Pour résumer, disons juste que de tous temps, les « anciens » ont parlé de l’expérience comme quelque chose que devait acquérir tout « jeune » et qui prétendrait aller sans trop d’encombres vers, sinon la sagesse, au moins des lendemains plus certains, vers une évolution plus logiquement sereine. Non pour échapper aux seules vicissitudes de l’existence, avec sérénité, mais pour être en mesure de les mieux affronter. D’être préparé à la confrontation et ce, avec davantage de la connaissance nécessaire qu’il convient à tout homme, prévenu des accidents de la vie. Ne dit-on pas qu’ « un homme prévenu en vaut deux ! ». Qu’un homme « sans expérience » est un inconscient ; et de tenter quelque chose sans en avoir préalablement d’idée. Et ainsi de pouvoir « calculer », même partiellement la conséquence hypothétique qu’il serait même inconscient d’essayer ce qui n’a jamais fait, etc…
En somme, et toujours selon Berkeley, la « vérité » serait la cohérence globale dans l’ordre des idées et celle consistant à apprécier ses propres expériences comme autant de victoires réalisées sur les phénomènes de l’existence, sur les accidents de la vie. Mais pour autant, et fort des vertus de cette expérience rendue plus ou moins intelligible pour un sujet expérimenté, qu’en est-il de cette médiation entre le monde sensible du sujet pensant et celui des choses et des objets de ce monde ? Peut-on parler d’ « intersubjectivité » ou de tout autre intermédiaire ? L’intersubjectivité est définie à ce qu’aucun homme n’est « jamais » vraiment, véritablement seul d’une part. Il peut toujours rencontrer quelqu'un en la personne d'un autre sujet doué de raison lui-aussi et, à part dans quelque situation extrême et particulière [Robinson sur son île déserte], se trouver lui-même comme objet de l'expérience d'autrui. Même privé de sa liberté, il aura la possibilité de trouver un congénère susceptible de formuler une critique et donc de jugement objectif. Autrui, c'est-à-dire « ce moi qui n'est pas moi » chez Sartre, est une réalité indépendante et autonome qui vient en interaction du sujet. Cette « autre moi » est la condition même de l'objectivité. Cette même objectivité que nous amène la science ou l'histoire (la sociologie) comme nous l'avons vu précédemment. Comme par nécessité d'échapper à la subjectivité, à l'a priori et aux préjugés tant culturels, que personnels et sensibles. En ce sens, qu'il réfléchit et dépasse le moi. Par l' « objet-sujet-altérité » le sujet et la subjectivité sont ouverts au monde tel qu'il apparaît au plus grand nombre. Qu’il y est désir ou obligation, l’homme est confronté à l’altérité qui en est comme la médiation possible. Mais voilà, selon les points de vue, les différences de perspective et la connaissance acquise, cette possibilité peut être également perçue comme nécessaire ou contingente et interprété selon le cas comme liberté ou aliénation ; quand certains ne veulent en faire aucune abstraction et vivre par exemple dans les plus grande concentrations démographiques humaines, les plus grandes agglomérations, d'autres cherchent, eux, l'isolement et de s'en écarter le plus possible. Est-ce le propre de l'homme ?
La somme des éléments décrits et définissant les termes de « subjectivité » et d’« expérience », formant ainsi l’analyse théorique puis pratique qui en découle, a permis d’en délimiter les contours intelligibles et sensibles perçus par le sujet pensant. « Avoir de l’expérience » et non « être le sujet de l’expérience » nous permettant ainsi de donner celle-ci comme l’acquisition du savoir et de la connaissance par l’usage même de l’existence du sujet. L’expérience étant donc le savoir lui-même qui découle, dans l’action dynamique, de la pratique. Mais aussi et surtout l’ensemble des connaissances qui sont données par les sens eux-mêmes. Dans un sens purement scientifique, la mise en œuvre de ces données conscientes pour mettre en application les théories dans leur-s expérimentation-s. Mais l’expérience a nécessairement besoin, comme nous l’avons vu, d’un objet et d’un sujet ; d’un objet comme sujet d’expérience, d’un sujet comme celui qui perçoit l’objet de l’expérience, tous deux en adéquation. Connectés par nécessité sans quoi aucune vérité ne peut jaillir dans une quelconque réalité, au risque de rester illusion, de faire que l’expérience soit vaine et sans réalité. Il faut donc à la fois qu’il y ait cohérence dans l’expérience, conformité entre l’objet et le sujet, et entre la chose et l’idée pour que la raison puisse œuvrer rigoureusement pour distinguer le vrai du faux. On peut donc répondre dans l’affirmative à la question posée. Au risque encore de trouver quelque autre objection, tout aussi subjective d’ailleurs que cette réponse, mais il y a bien une expérience de la subjectivité !